Songe d'une nuit d'hiver
Petite et joyeuse entreprise d’aller à la Cartoucherie de Vincennes. Métro Château de Vincennes. Navette gratuite jusqu’au lieu mythique. Ariane. Caubère. Abdallah. Age d’or. Révolutions. Tout ce qui s’est créé là depuis quarante deux ans. Les marronniers. Les chapiteaux. Les chevaux. Un monde de théâtres. Et ce soir, à l’Aquarium, un monde de mots, un monde fondé par les mots. Et un pari dément. Faire parler Finnegan. Entrer dans le Wake. Pas si dément que ça d’ailleurs – l’auteur lui-même le conseillait : « ce n’est pas écrit du tout. Ce n’est même pas fait pour être lu. C’est fait pour être regardé et entendu », garanti pur Joyce ! Et ce que le metteur en scène, Antoine Caubet, a pris à la lettre.
Une arène. Un pantin désarticulé. Un écran sur lequel vont défiler lentement des images de terre et de ciel, de rivière et de nuages. Ne jamais oublier que Finnegans wake fait autant dans l’encyclopédique que dans l’élémentaire, l’érudition que le primitif, l'Aleph que la chanson populaire. L’homme est langue. La rivière est femme. Le réel est une épiphanie. Au lecteur-spectateur de se laisser aller à l’écoulement de ces mots-mondes. Tout y est pour capter son attention : l’hologramme d’un beau visage de femme qui apparaîtra au début. Le prélude de Tristan. Et même un étonnant instant rock. On ne comprendra qu’un tiers ? Qu’un quart ? Moins ? Et alors ? A l’opéra aussi, on comprend à peine ce que chantent les chanteurs, et ça n’empêche pas d’être en transe. Il faut prendre ce spectacle de Finnegans wake comme une expérience synesthésique. Et puis tout de même, il ne faut pas exagérer nos capacités d’incompréhension (qui relèvent toujours plus ou moins d’un refus de sentir), on comprend un peu – donc, on comprend beaucoup. Un homme qui tombe de son échelle alors qu’il se. Bref. En pensant à sa femme. Une chute qui est aussi un coup de tonnerre de cent lettres (et on l’entend, croyez-moi !). Un coup de tonnerre qui est aussi celui de l’effondrement de la Bourse Wall Street en 29 (et qui n’est pas sans écho avec notre propre effondrement sociétal: Finnegans wake comme crise d’un monde et d’un individu). Une veillée funèbre. Une leçon de ténèbres et d'ivresse. Le corps de cet homme qui devient le corps de la ville – Dieublingue la bien nommée. L’identité de cet homme qui devient l'identité de tout le monde : HCE = Humphrey Chimpden Earwicker = Heres Comes Everybody. Les lettres du nom de cet homme qui apparaissent comme les hiéroglyphes de toutes les langues et de toutes les bibles, et qui se retrouvent, merveilleuse idée scénique, sous le sable de l’arène. Sous le sable, le sens. Sous l'eau, l'amour. Au-delà du chaos, la musique. En osant mettre en scène, en son et en image le livre le plus difficile du monde, Antoine Caubet a fait que l’illisible devienne visible et audible.
Et il y a ce comédien extraordinaire, Sharif Andoura (que l’on avait déjà remarqué dans Les trois sœurs de Tchékhov par Braunschweig où il incarnait le frère) dans le rôle impossible du Verbe, à la fois personnage et conteur, serviteur et enchanteur, démiurge et décodeur de ce texte dont il devient l’Ariel dansant. Car comme il le dit lui-même dans la présentation du spectacle, il s’agit bien de décoder Finnegans wake, de voir tout ce qu’il contient en intimité, en innommé et en secret – et qui fera la jouissance du spectateur comme d’ailleurs celle du comédien. Hypnotique et aérien, celui-ci captive son public une heure vingt durant. Au fond, on est devant Finnegans wake comme un homme devant un dieu ou comme un animal devant un homme. On ne comprend rien, mais on sent tout. Comme un chien, on sent la peur (le tonnerre) l’apaisement (la rivière), la frénésie sexuelle (l’obélisque de Wellington), les conflits de l’humanité avec elle-même (le dialogue avec le géant), le tragique du mythe comme le comique de l’Histoire (la fabuleuse séquence du « gardien du musardéum »). On finit par reconnaître des sons (les vagues), par repérer des mots (en général, les sexuels !), et même par rire franchement de certaines saillies :
« Ce qu’elle attend, c’est que le temps se mette adieu. Voilà elle va venir maintenant, la voilà, elle vient paisible, comme un oiseau de parodie, elle péripatte en titienne, port-épique en sautîlant, avec un cuicui de quoiquoi qu’elle béguibagoûte du bouc de son bec, dont le flic flac éflobouse d’archibourdes les paxottises de son illuverbe, un grain par-ci, un grain par-là, pousse-pousse plein de puces. »
On aurait rêvé d’autres pages ainsi dites et dansées. Celles de Shem au chapitre cinq, ou celles d'Anna Livia au chapitre huit, ou toute la fin, second monologue du vagin après celui de Molly dans Ulysse, et dont le metteur en scène a quand même choisi de faire entendre la dernière page – qui, comme chacun sait, continue ou recommence dans la première. Peut-être Antoine Caubet et Sharif Andoura continueront-ils l’aventure. En attendant, voici un spectacle beau comme un rêve dont on ne voudrait pas se réveiller.
(Mardi 24 janvier 2012, avec Anne B.)
"D'erre reive en rêvière",
création d'après Finnegans wake de James Joyce
traduction Philippe Lavergne (Ed. Gallimard)
Mise en scène Antoine Caubet
avec Sharif Andouara
du 17 janvier au 19 février 2012,
(du mardi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 16 h)
THEATRE DE L'AQUARIUM
LA CARTOUCHERIE
Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
http://www.theatredelaquarium.net/Finnegans-Wake-Chap-1
Aimablement contacté l’automne dernier par le Théâtre de l’Aquarium me demandant si j’acceptais que mon texte sur Finnegans Wake figure au programme du spectacle qu’ils préparaient sur le premier chapitre de l’œuvre monumentale de l’irlandais, honneur que j'acceptais évidemment, je ne peux que recommander cette singulière et ébouriffante création dont je ferai dans quelques jours le compte rendu qu'elle mérite.
Pour l'heure :
« bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronn-tonnerroonntuonnthunntrovarrhounawnskawn-toohoohoordenenthurnuk ! »